Sur le même sujet

A lire aussi

L’enfance de l’art

Les éditions Le Cadran ligné ont eu la bonne idée d’exhumer des textes inédits ou difficilement accessibles de Jean-Pierre Le Goff (1942-2012), écrivain d’autant plus oublié qu’il décida, au mitan des années 1980, de préférer aux publications littéraires ordinaires une poésie en acte, à laquelle il conviait ses connaissances par courrier (invitations rassemblées en 2000 par Gallimard sous le titre Le Cachet de la poste).
Jean-Pierre Le Goff
Le Vent dans les arbres
Les éditions Le Cadran ligné ont eu la bonne idée d’exhumer des textes inédits ou difficilement accessibles de Jean-Pierre Le Goff (1942-2012), écrivain d’autant plus oublié qu’il décida, au mitan des années 1980, de préférer aux publications littéraires ordinaires une poésie en acte, à laquelle il conviait ses connaissances par courrier (invitations rassemblées en 2000 par Gallimard sous le titre Le Cachet de la poste).

C’est dans les archives de la bibliothèque de Brest, où ce natif de Douarnenez a fait son lycée et découvert le surréalisme, que dormait ce trésor, ces proses et poèmes brefs sur des sujets aussi inattendus que séduisants. Et c’est avec une fraîcheur intacte, une fantaisie vive et une émotion toujours puissante qu’ils sont parvenus jusqu’à nous. L’ouvrage se présente d’abord comme un recueil de choses, une sorte de cabinet de curiosités livresque, mais qui n’expose que des objets, trouvés dans la nature ou manufacturés, parmi les plus ordinaires. Il s’agit de la règle, des nombreux noms de la plume de l’oie, d’une barque dans un jardin de banlieue, du bol, « aube de la pensée consciente », de la bouteille (pour écrire sur elle, « il ne faut pas manquer de souffle […] il faut même un certain culot ») ou du fil à couper le beurre (que, quasiment, verbalement, il réinvente !). Tout ce qui fait notre horizon quotidien peut mettre en branle les sens aux aguets, l’imagination du poète. Comme chez les surréalistes, le hasard joue un rôle important pour déclencher son émerveillement méditatif. Les textes peuvent naître d’une promenade sur une grève, d’une balade aux puces de Montreuil comme de la vision d’un article entraperçu dans la vitrine d’un antiquaire. Parmi ces objets, bon nombre appartiennent au passé ou à son enfance. Mais c’est sans nostalgie particulière qu’il les considère. Il les envisage plutôt avec une sympathie communicative et souriante, un discret plaisir qui est celui du souvenir agréable. Lui aussi, petit garçon, a observé ainsi le monde, avec le même émerveillement, et l’écriture lui permet manifestement de retrouver la grâce de ces instants gratuits qui sont le luxe du jeune âge. Mais d’autres pages prennent des accents plus sérieux, et même sombres. Ainsi en va-t-il, par exemple, de ses considérations sur la gomme, qui se hissent pratiquement jusqu’au tragique. « La gomme meurt de la mort qu’elle occasionne ; en supprimant ce à quoi elle s’attaque, elle s’achemine vers son propre anéantissement. Ses forces de destruction se retournent contre elle et la vouent au désastre », écrit-il, avant d’ajouter que « la gomme usée […] témoigne de notre dégradation au travers des erreurs que nous commettons ». Il ne manque d’ailleurs pas d’ajouter qu’il n’y a qu’une « seule lettre de différence entre l’homme et la gomme ».

Au fil de l’ouvrage, l’écrivain s’intéresse de plus en plus à des sujets caractérisés par leur ténuité, voire leur immatérialité. Se succèdent ainsi des chapitres sur la bulle de savon, le vent dans les arbres, l’instant d’inattention, etc. Car c’est aussi en homme voulant échapper à son époque de consommation de masse et d’accumulation des biens qu’écrit Jean-Pierre Le Goff. Par exemple, revenant sur la plage qu’il fréquenta dans son enfance en Bretagne avec le projet de « dresser un inventaire des roches et même des cailloux », il supporte mal de voir qu’elle a été bétonnée afin d’y construire une route : « je subis un choc qui me fit l’effet d’une amputation », précise-t-il même. Mais son grand ennemi, celui qui affleure sous une forme ou sous une autre un peu partout dans le texte, c’est le temps compté du mode de vie occidental, ce qu’il nomme, dans une formule pleine de distance, de ressentiment et sans doute aussi avec un brin d’humour, « la fiction horlogère ». Car comme les enfants ignorant encore que le temps est compté, l’homme de lettres aime à prendre son temps, à tuer le temps comme il l’entend. L’anodin le retient durablement et quand il se perd en forêt, par exemple, il est aux anges car se retrouver sur un chemin non fléché n’est pas une inquiétude pour lui, mais une délectation. Cela lui permet de se « répandre », de se « diviser », de « prendre plusieurs directions à la fois » et même de laisser la verdure, la sève l’imprégner (« la chape végétale devenait les frondaisons de ma subjectivité »), puisqu’il est « libre de son temps ».

Ainsi, tout l’arrête et le ravit et l’invite à une réflexion qui prend souvent la forme d’une variation musicale, cette technique de composition qui ne s’achemine que lentement, comme en dilettante, vers sa fin. Le thème retenu est évoqué sous divers angles, en diversifiant les éclairages, dans l’espoir de faire ressortir ses implications, « de permettre à des aspects dissimulés de se révéler », ainsi qu’il le précise dans le texte Le Tigre en soi (où il avance ses propres considérations sur l’habitude d’Hokusai qui, pour s’exercer ou se rendre maître de la force du fauve, dessinait un tigre chaque jour, apprend-on). À titre d’exemple, on pourrait mentionner son ahurissante étude Rouge initial. À la base, il y a une certaine qualité de rouge, vue encore une fois par l’enfant dans une boîte de peinture qu’on lui avait offerte, et qui a correspondu, à ses yeux juvéniles, à l’essence du rouge. En grandissant, Jean-Pierre Le Goff a bien perçu qu’il existait diverses tonalités de cette couleur. S’ensuivent les considérations linguistiques, sémantiques, étymologiques de l’adulte mû par le désir de retrouver « l’unicité perdue » de son rouge idéal. Puis il se lance dans une étude différentielle du bleu (une dilution, une immensité) et du rouge (qui « n’est qu’un point, qu’une corolle qui contient son propre infini »). Il l’observe dans la nature où cette couleur « est toujours soumise à l’éphémère et à la réduction » (« fleurs qui s’ouvrent, fruits vite tombés, minéraux enfouis », etc.). Ses qualités intrinsèques s’imposent ensuite à l’auteur : « couleur du dedans », « magnétique », « destructrice », « forgeuse de métaux » (n’oublions pas, au passage, que Le Goff signifie « le forgeron » en breton). Et cette quête comme une recherche de la couleur disparue, de l’enfance perdue aussi, devient si scrupuleuse, si ardente qu’elle finit par engloutir le scripteur s’absorbant dans tout ce rouge primordial et enfantin.

Tous les textes qui composent ce recueil, c’est la loi du genre, n’ont pas la perfection de cette étude en rouge d’un nouveau genre, mais ce fort volume de presque quatre cents pages frappe par la diversité de ses thèmes, de ses tons et de ses formes littéraires, passant souplement du presque récit métaphysique aux haïkus cocasses, de la suite de sentences détachées au développement sérieusement approfondi et l’ensemble se lit jubilatoirement ou gravement, mais toujours en oubliant, nous aussi, le temps qui passe.

Thierry Romagné

Vous aimerez aussi