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Terence le magicien

Article publié dans le n°1149 (16 avril 2016) de Quinzaines

Le roman règne sur le commerce de la librairie. C’est un genre que je ne prise plus guère. Les raisons de ce dédain ont été énoncées il y a près d’un siècle par Breton et Valéry, elles tiennent principalement à l’arbitraire et à la contingence qui régissent les choix narratifs : pourquoi un piano blanc plutôt que noir, pourquoi faire sortir la marquise à cinq heures, etc. ?
Mathieu Terence
Le talisman
Le roman règne sur le commerce de la librairie. C’est un genre que je ne prise plus guère. Les raisons de ce dédain ont été énoncées il y a près d’un siècle par Breton et Valéry, elles tiennent principalement à l’arbitraire et à la contingence qui régissent les choix narratifs : pourquoi un piano blanc plutôt que noir, pourquoi faire sortir la marquise à cinq heures, etc. ?

Une seule préoccupation me retient, celle du style, en cela disciple de Chateaubriand (Mémoires d’outre-tombe : « L’on ne vit que par le style […] Le style, et il y en a de mille sortes, ne s’apprend pas, c’est le don du ciel, c’est le talent ! »), de Joseph Conrad (qui déclare dans la préface du Nègre du Narcisse : « Toute œuvre littéraire qui aspire, si humblement soit-il, à la qualité artistique doit justifier son existence à chaque ligne ») ou de Paul Léautaud (dont je m’approprie le verdict qu’il émet, à la date du 20 novembre 1929, dans son Journal littéraire, s’agissant de Roland Dorgelès nouvellement élu à l’Académie Goncourt : « Mais je crois bien que c’est là un écrivain comme un autre, c’est-à-dire qui écrit ce qu’un autre aurait pu écrire. Donc, pas d’intérêt pour moi »).

Aussi est-ce avec la joie de l’orpailleur dégageant une pépite de sa gangue boueuse et voyant briller l’or que je me retrouve à lire, à savourer, ce précieux roman tel que m’apparaît Le Talisman, de Mathieu Terence. Ce ne sera un sujet d’étonnement que pour les lecteurs qui sont passés à côté des nouvelles Les Filles de l’ombre (Phébus, 2002) ou de sa précédente fiction La Belle (Grasset, 2013), dépositaires d’une prose magique, intacte dans le présent opus. Ce n’est évidemment pas par hasard que je propose comme contribution à La Nouvelle Quinzaine littéraire l’ouvrage de Mathieu Terence. Il appartient à la famille des stylistes, espèce de plus en plus rare aujourd’hui. Rare en tout temps, à vrai dire.

Le point de départ, ce qui met en branle l’imaginaire romanesque de l’auteur : la figure de Farrah, dérobée dès l’incipit, disparue à peine surgie l’énigmatique et limpide prose de Terence, Farrah, « morte brûlée dans son appartement […], tellement calcinée que son identification nécessite une autopsie ». L’autopsie, ne l’attendez pas du médecin légiste, c’est le narrateur qui s’y colle, en même temps qu’il trace, comme penché sur l’image fantomatique de la défunte faisant office de miroir, son autoportrait de dandy passionné de psychologie, épris d’horizons lointains, un temps attaché au service de jeunes filles anorexiques, être de fuite qui incarne avec souplesse les traits d’un moderne descendant de cet orgueilleux, de cet élégant solitaire de nos lettres, Barbey d’Aurevilly.

Mathieu Terence, accroché à la « ligne à haute tension » de la poésie, déjoue les pièges et les clichés de la quête initiatique, de l’aventure sentimentale et de l’analyse psychologique ; il le fait par des raccourcis qui saisissent sans pathos naturaliste la complexité du réel et le mystère des relations entre les êtres. Ainsi en va-t-il de l’entrée n° 124 : « Maureen t’a rappelé tout à l’heure. Elle avait oublié de te dire que depuis que vous ne vous voyiez plus, Farrah n’avait pas prononcé une vacherie contre toi. Elle avait même dit : "C’est quelqu’un qui me veut du bien. Il sait que je sais qu’il sait que j’ai la connerie, alors il ne veut plus me voir, mais il me veut du bien." Maureen t’a fait un gros cadeau là. Mais c’est comme un bouquet de fleurs plus grand que chez toi. Plus grand que la planète entière. Tu ne sais pas bien où le mettre. » L’amant, le fabuliste, a du mérite, vu que la jeune femme est inconnaissable : « Ce n’est pas seulement qu’elle mentait comme elle respirait, c’est qu’elle mentait pour respirer. » Le lecteur en a le souffle coupé.

La tentation de l’égotisme est repoussée grâce au choix de la personne qui narre. Tu, toi ? Sans inventer le procédé de la narration à la deuxième personne par lequel le protagoniste s’adresse à lui-même (relire Un Homme qui dort, de Georges Perec, ou encore La Modification, de Michel Butor), Terence en fait ici un usage riche d’harmoniques, alternant ou mêlant la proximité et la distance et, de la sorte, récusant toute visée psychologisante et simplificatrice, créant au contraire un vertige des sens et du sens. Un autre tour de magie consiste pour le romancier à jouer avec des référents littéraires légèrement décalés par rapport à leur forme originelle, sollicitant et saturant de plaisir notre mémoire classique, comme lorsqu’on croise inopinément la proposition enchanteresse qui nous projette « à l’ombre des jeunes filles en pleurs ». Proust encore, entre ironie et révérence, avec la légèreté d’un pas de danse : « Longtemps, je me suis levé de bonheur. » Trésors anciens, que le dandy « parti en cavale » augmente de ses propres trouvailles : « Les rues ont l’air d’être en voyage. » La véritable intrigue réside dans l’invention du langage.

Ce texte et les autres de Mathieu Terence offrent au lecteur sensible à l’esthétique autant qu’à l’expérience l’éblouissement de leurs facettes de diamant. Propulsé par le désir de dresser un tombeau à la belle disparue, son narrateur, qui est aussi son double, façonne un berceau qui atteste que chaque livre digne de son ambition opère une renaissance. Le style, comme « une lampe de poche soupçonnée d’intelligence avec l’ami », nous est donné tel « un porte-bonheur. Un talisman ». Ce talisman que, mû par le syndrome du saint-bernard, l’artiste tend au témoin de sa démarche comme la preuve d’un impossible salut.

Serge Koster

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