Baudouin de Bodinat

Sur Baudouin de Bodinat, il existe très peu de renseignements, si bien qu’il arrive qu’on spécule sur l’identité de cet auteur qui a préféré, depuis qu’il publie des livres, ne pas mettre en avant sa personne, ni commenter ce qu’il cherche à écrire. Une attitude peu commune qu’il convient de saluer, à condition de ne pas tomber dans le piège de la mythification ou de l’écrivain culte.

Eugène Atget, Pommier, vers 1900. © MOMA

Sur Baudouin de Bodinat, il existe très peu de renseignements, si bien qu’il arrive qu’on spécule sur l’identité de cet auteur qui a préféré, depuis qu’il publie des livres, ne pas mettre en avant sa personne, ni commenter ce qu’il cherche à écrire. Une attitude peu commune qu’il convient de saluer, à condition de ne pas tomber dans le piège de la mythification ou de l’écrivain culte.

Quatre livres de Baudouin de Bodinat sont parus à ce jour. Le premier a pour titre : La Vie sur Terre. Réflexions sur le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes. Un titre-programme qui résume assez bien la pensée de Bodinat. Le livre a été publié en deux tomes (deux fois dix chapitres) par les Éditions de l’Encyclopédie des nuisances (dirigées par Jaime Semprun), respectivement en 1996 et 1999, puis repris en un volume en 2008. Cette maison, à la suite de la revue du même nom et d’une certaine façon de la mouvance situationniste, a pour particularité une critique radicale des temps qui sont les nôtres. Semprun avait d’ailleurs inauguré le catalogue en 1993 par des Dialogues sur l’achèvement des Temps modernes. Des temps, donc, qui n’en finiraient plus d’agoniser. Beckett, dans Fin de partie, l’avait formulé autrement dès les années 1950 par un étrange crescendo : « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir… »

Ensuite, fidèle à son programme, Bodinat s’est tu courageusement pendant une dizaine d’années, avant de recommencer, après la mort de Semprun en 2010, à publier des textes dans la revue Fario de 2011 à 2014 (nos 10-14). Le titre de ces textes était « Au fond de la couche gazeuse », le titre du livre que les mêmes éditions Fario ont fait paraître en 2015 et qui a soudain dérangé l’anonymat dans lequel Bodinat s’était retiré (l’article par exemple de Michel Crépu dans le no 617 de La Nouvelle Revue française en mars 2016). Précédemment, en 2014, Fario avait republié en volume un bref texte paru en 1992 dans la revue Trouvailles, Eugène Atget, poète matérialiste, la photographie intéressant Bodinat, comme en témoigneraient les images, les fragments d’un village perdu, qui émaillent son dernier livre, En attendant la fin du monde, paru en 2018, toujours chez Fario.

Mais que reste-t-il à écrire après un pareil livre, après En attendant la fin du monde, qui est un corollaire d’Au fond de la couche gazeuse, qui lui-même était un corollaire de La Vie sur Terre, la force de ce premier livre anticipant froidement dans le palimpseste des années 1990 le peu d’avenir de cette société capitaliste qui, en l’espace de deux siècles, serait sur le point de menacer gravement la « vie sur Terre » de l’humanité ? Dans ces circonstances, il n’est pas dit que dure encore longtemps l’uso moderno que chérissait Dante, l’usage moderne, c’est-à-dire d’autrefois, de la lecture, des arts et de la littérature. « Vos doux écrits, répondait-il à un ami poète, tant que durera l’usage moderne, feront que leur encre sera chérie » (Purgatoire, XXVI, 112-114). Il n’y a plus à ergoter, à signer des pétitions, à alerter, à démissionner, à atermoyer, à chicaner, à rouler au diesel ou à éteindre la lumière de son salon… Les synonymes, les chaînes, les sites, les réseaux à surchauffer les data centers sont légion. Trop tard… La locution adverbiale revient de manière lancinante.

« C’est la raison qu’on est fondé à en fournir l’éclaircissement à l’humanité d’aujourd’hui ; quand, si visiblement, toutes ses entreprises passées et récentes procédaient à la mener où elle ne songeait pas aller ; où pour rien au monde elle ne l’aurait voulu ; qui est pourtant dans les tuyaux (comme on parle). Et elle n’y peut rien si l’heure a ainsi sonné pour elle de se connaître et de se juger. » Je cite presque par hasard un extrait d’En attendant la fin du monde pour faire entendre la langue, l’écriture, le style singulier de Bodinat. Une phrase qui s’enroule en spirale, qui se répète, qui chute, choit dans le vide vertigineux de la pensée qu’elle déploie, qu’elle essaie malgré tout en désespoir de cause de déployer, afin qu’émerge peut-être une différence, ou une « différance », qui diffère ou se différencie de ce qui peut se penser – et de plus en plus – quant à ce qu’il est désormais admis d’appeler, sans savoir exactement de quoi il en retourne, le « réchauffement climatique ». De nouveau, il faut noter la très lointaine allusion à Beckett, sachant que Godot, par définition, est celui qu’on ne cesse d’attendre.

Bodinat ne communique pas, n’informe pas. Sa pensée est une écriture du désastre. Une distinction fondamentale : sur elle repose l’uso moderno de Dante. Rien ne sert d’expliquer, de se draper dans une bonne conscience écologique. Dans le « soir historique » qui illuminait la poésie de Rimbaud, l’empire de « nos horreurs économiques » empire, n’en continue pas moins de s’accroître. « Le moment de l’étuve, des mers enlevées, des embrasements souterrains, de la planète emportée, et des exterminations conséquentes, certitudes si peu malignement indiquées dans la Bible et par les Nornes [les Parques] et qu’il sera donné à l’être sérieux de surveiller » (Rimbaud, « Soir historique », Illuminations). Il s’agit d’essayer encore une fois de penser, d’écrire en pensant, de penser en écrivant, d’essayer en écrivant de penser. Dans ce sens, Bodinat tenterait de faire la lumière, les Lumières, dans l’obscurantisme de notre temps (on reconnaît un héritage de la pensée matérialiste du xviiie siècle, mais aussi de George Orwell, de Guy Debord, de Pier Paolo Pasolini, qu’on a assassiné en 1975, ou à sa manière de Jean Baudrillard).

Une chose apparaît. Nous ne lisons pas que des ouvrages de critique sociale. Nous lisons une espèce de roman, une fiction qui met en abyme les pensées d’un narrateur, une sorte de Bernardo Soares à la Fernando Pessoa, d’employé de bureau rédigeant dans la solitude et le silence un autre « livre de l’intranquillité ». Le tout début de La Vie sur Terre, qui évoquerait un amour perdu, indique ouvertement cette orientation. Bodinat médite, réfléchit, rêve sur terre. Il écrit pour respirer, pour ne pas étouffer au fond de la couche gazeuse. Il ne demande rien. Il effectue sa tâche d’écrivain comme un artisan, comme ces nombreux artisans qui chaque jour travaillent, résistent dans l’anonymat, sans qu’on vienne s’inquiéter de ce qu’ils sont en train de faire, et qui retardent un peu la fin du monde.

[Extrait]

« & aujourd’hui on voudrait seulement, la journée acquittée, trouver à occuper ces soirées encore vite nocturnes derrière les vitres, ce vide d’une maison au silence alors extraordinaire, où l’on loge soi-même en fantôme peu bruyant et provisoire. Mais à quoi les passer ces heures incommodes maintenant que les livres nouveaux tombent des mains après trois pages (qu’on rend à l’étalage), que les films indisposent dès le générique et qu’à force le carnet d’adresses tiendrait sur un ticket d’autobus ; qui nécessiterait chacune des supputations d’atlas routier, de litres de carburant, ou des combinaisons d’horaires ferroviaires et de cars pour être plus tard à remonter un sac à la main l’avenue de la gare d’une localité retirée et atteindre enfin quelqu’un à qui parler. Reste à s’asseoir à cette table – “tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s’amuser” –, à ce sommaire poste d’ajustage sous la lumière du réflecteur baissé, l’attention focalisée par les verres grossissants, à y régler la syntaxe de petits assemblages d’idées en graphie microscopique sur des demi ou quarts de feuilles, d’ici que la pendule suggère d’essayer le sommeil. »

Baudouin de Bodinat, Au fond de la couche gazeuse, p. 156.

Jean-Pierre Ferrini